Du détachement
Beaucoup de maîtres prônent l'amour comme ce qui est le plus haut, tel saint Paul quand il
dit : "Quelque tâche que j'entreprenne, si je n'ai pas l'amour je ne suis rien." Mais je mets le
détachement encore au-dessus de l'amour. D'abord pour cette raison : le meilleur dans
l'amour est qu'il m'oblige à aimer Dieu. Or c'est quelque chose de beaucoup plus important
d'obliger Dieu à venir à moi que de m'obliger à aller à Dieu, et cela parce que ma béatitude
éternelle repose sur ce que Dieu et moi devenions un. Car Dieu peut entrer en moi d'une
façon plus intime et s'unir à moi mieux que je ne peux m'unir à lui. Or, que le détachement
oblige Dieu à venir à moi, je le prouve ainsi : tout être se tient volontiers dans le lieu
naturel qui lui est propre. Le lieu naturel de Dieu qui lui est propre par excellence est
l'unité et la pureté, or celles-ci reposent sur le détachement. C'est pourquoi Dieu ne peut
pas s'empêcher de se donner lui-même à un coeur détaché.
La seconde raison pour laquelle je mets le détachement au-dessus de l'amour est celle-ci :
si l'amour m'amène au point de tout endurer pour Dieu, le détachement m'amène au point
de n'être plus réceptif que pour Dieu. Or c'est ce qui est le plus haut. Car dans la souffrance
l'homme a toujours encore un regard sur la créature par laquelle il souffre; par le
détachement au contraire il se tient libre et vide de toutes les créatures.
Maintenant tu demanderas : qu'est donc le détachement pour qu'il cache en lui une pareille
puissance ? Le vrai détachement signifie que l'esprit se tient impassible dans tout ce qui lui
arrive, que ce soit agréable ou douloureux, un honneur ou une honte, comme une large
montagne se tient impassible sous un vent léger. Rien ne rend l'homme plus semblable à
Dieu que ce détachement impassible. Car que Dieu est Dieu, cela repose sur son
détachement impassible : de là découle sa pureté, sa simplicité et son immutabilité.
Dans ce détachement impassible Dieu s'est tenu, et se tient encore, éternellement. Même
quand il créa le ciel et la terre et toutes les créatures cela ne touchait pas plus son
détachement que s'il eût jamais rien créé. Oui, je l'affirme : toutes les prières et toutes les
bonnes oeuvres que l'homme peut accomplir ici dans le temps, le détachement de Dieu en
est aussi peu touché que s'il n'y avait absolument rien de tout cela, et Dieu n'en est en rien
plus clément ou mieux disposé envers l'homme que s'il n'avait jamais fait ces prières ou
accompli ces bonnes oeuvres. Oui, même quand au sein de la divinité le Fils voulut
devenir homme et le devint et souffrit le martyre, cela ne toucha pas l'impassible
détachement de Dieu, pas plus que s'il n'était jamais devenu homme.
Tiens-toi à l'écart de tous les hommes, ne te laisse troubler par aucune impression reçue,
rends-toi libre de tout ce qui pourrait donner à ton être une participation étrangère, te lier
au terrestre et t'apporter des soucis, et dirige toujours ton esprit vers une contemplation
salutaire : dans laquelle tu portes Dieu dans ton coeur, comme l'objet devant lequel ton
regard ne vacillera jamais !
Maître Eckhart, Du détachement, Oeuvres, Gallimard 1987